Le cygne noir, ou comment apprendre à faire face à l'imprévisible, partie 2

Arnaud Weiss
4 Novembre 2021

Dans un premier article, j'introduisais la pensée du statisticien et essayiste Nassim Nicholas Taleb, célèbre - paradoxalement au regard de ses convictions - après avoir prédit la crise de 2007. Il a théorisé l’existence de “cygnes noirs”, ces événements à la fois imprévisibles et improbables à l’impact extrême sur nos existences. 


Les attentats du 11 septembre 2001 ou la crise de la Covid-19 en sont autant d’illustrations. Ces cygnes noirs ont bouleversé le cours de l’histoire. Ils ont pour corollaire de rendre impossible toute prédiction du futur : les évolutions structurelles sont causées par des sursauts qu’on ne peut anticiper.

Dans cette deuxième partie, je m’intéresse à deux questions clefs. Premièrement, comment reconnaître les situations sujettes à une forte incertitude ? Et deuxièmement, une fois reconnues, comment ajuster notre prise de décision à l’imprévisible ? Les sections de cet article se divisent ainsi :


- “Extremistan” et “Mediocristan”, deux pays que tout oppose

- Extremistan, un environnement sujet aux inégalités extrêmes et à l’imprévisibilité

- Conclusion : comment s’adapter à l’existence des cygnes noirs

“Extremistan” et “Mediocristan”, deux pays que tout oppose

Comment reconnaître les situations sujettes à une forte incertitude et donc aux “cygnes noirs” ? 


Pour répondre à cette question, Taleb a créé deux pays imaginaires: Extremistan, un endroit fortement sujet aux “cygnes noirs”, et Mediocristan qui y est peu sensible. Comme nous le verrons plus bas, tout est une question de scalabilité.


La scalabilité se définit comme l’aptitude d’une entité (personne, entreprise…) à pouvoir créer une unité de valeur supplémentaire avec un coût marginal faible et décroissant. Prenons deux exemples :

         1. Pour un boulanger, la vente de chaque baguette requiert la même quantité d’ingrédients. Vous pouvez faire des économies d’échelle en acquérant un four plus grand ou un robot, mais chaque nouveau client vous coûtera toujours un investissement conséquent. 

         2. Pour une startup qui vend un logiciel RH sur le cloud (exemple totalement fortuit), ajouter un nouveau client représente un effort infinitésimal, c’est un tout petit peu de puissance de calcul en plus sur un serveur. Avoir 1 000 ou 1 000 000 de clients change assez peu le volume de coûts (mais bien celui de revenu !).

Prenons maintenant une profession rendue scalable par l’ère de l’information (comme beaucoup) : les musiciens. Dans le passé, les musiciens pouvaient toucher un nombre fini d’auditeurs. Ils devaient se déplacer de ville en ville pour faire des représentations. Aujourd’hui, l’avènement du CD puis des plateformes digitales comme Deezer leur permet de toucher des millions d’auditeurs sans aucun coût supplémentaire.

Autre exemple : la guerre.

Les environnements où la scalabilité n'est pas possible, comme la boulangerie traditionnelle ou la plomberie, appartiennent à Mediocristan. Extremistan est en revanche la patrie des modèles scalables.

Extremistan, un environnement sujet aux inégalités extrêmes et à l’imprévisibilité


Le problème d'Extremistan, c'est qu'il s'agit d'un environnement winner-takes-all qui produit des inégalités extrêmes. Dans l’industrie musicale pré-révolution digitale, un bon musicien avait un public certes plus large que ses confrères mais rapidement plafonné. Les plus grandes salles de spectacle ne dépassaient pas le millier de spectateurs, et l’artiste pouvait être qu’à un seul endroit à la fois. Les gros bonnets ne mettaient pas en faillite les musiciens de quartier. Les inégalités étaient modestes. Aujourd’hui, avec les plateformes de streaming, les meilleurs musiciens atteignent des centaines de millions de personnes. 0,001% des musiciens captent 99% de l'audience et des revenus associés. Les artistes qui ne font pas partie de ce cercle restreint ne peuvent pas vivre de leur art.


Au-delà des inégalités, la distinction entre ces deux environnements a un impact important sur notre connaissance. Au Mediocristan, un échantillon très limité de données permet d’appréhender une situation avec justesse. Si je mesure la taille de 100 personnes prises au hasard, je peux obtenir une idée relativement précise de la taille moyenne des êtres humains. Dix fois plus de mesures changeront à peine mes résultats. Je peux facilement déduire de la connaissance fiable des données. 


Au sein d’Extremistan, je ne peux pas déduire de règles ou de prédictions sur la base d’observations. Si j’essaye de prédire les fluctuations de la bourse à partir d'un échantillon aléatoire de 100 jours, je risque d’avoir de grosses surprises. Tout peut arriver dans les environnements scalables, et le hasard joue un très grand rôle.


Pour revenir à notre question initiale, d’après Taleb, c’est dans les environnements de type Extremistan, très prompts aux “cygnes noirs”, que tout peut arriver. Le problème : dans le monde moderne, l’essentiel des choses appartiennent à Extremistan (marchés financiers, musique...) ou y appartiendront. 


Comment s’adapter à l’existence des cygnes noirs ?

Pour Taleb, nos vies s’inscrivent essentiellement dans Extremistan, sujet aux “cygnes noirs", avec pour conséquence une route non pas linéaire mais chaotique. L’histoire, et nos existences, évoluent par sursauts inattendus. La plupart de nos réussites sont le fruit du hasard. Alors, à titre personnel, comment ajuster notre prise de décision au caractère éminemment imprévisible de l’univers ?


Taleb propose tout d’abord de s’exposer autant que possible à des opportunités, à des cygnes noirs positifs. La majorité des innovations de rupture est le fruit du hasard. Ce ne sont que des “cygnes noirs”. Sir Alexander Fleming fit l’une des découvertes les plus importantes de l’histoire de l’humanité, les antibiotiques, en oubliant certaines de ses cultures bactériennes dans des boîtes à côté de son voisin de paillasse étudiant le champignon Penicillium notatum. On parle à cet égard de sérendipité. La stratégie pour les découvreurs et les entrepreneurs est donc de créer autant d'opportunités que possible pour ces événements inattendus. Par exemple, en s’impliquant dans de nombreux projets secondaires ! C’est dans ces contextes qu’on rencontre souvent une personne ou une idée qui change notre vie.


Deuxième recommandation importante : inclure une importante marge d'erreur dans nos prédictions. Élargir le champ des futurs possibles permet d’être davantage prêt. Mettons que vous partiez en vacances dans un pays lointain. Vous avez moins de chances d’être pris au dépourvu si vous ne faites pas confiance aux prédictions météorologiques en prenant des habits pour toutes les conditions. A l’inverse, nombre d’entreprises font faillite car elles n’incluent pas de marge d’erreur dans leurs projections de flux de trésorerie. Les scientifiques qui étudient le changement climatique ont très bien compris l’importance de prévoir tous les scénarios. Pour surmonter ce qui sera probablement le plus grand défi de l’humanité, il faut être prêt au pire.

Enfin, et c’est une conclusion qui rejoint celle du premier article, la recommandation la plus importante est de faire preuve d’une très grande humilité. La confiance en son génie et ses propres prédictions est le plus grand danger quand il s’agit de prendre des décisions dans un environnement incertain. A l’inverse, la prudence et le scepticisme sont nos meilleurs alliés !


Références